J’intègre en 2008 l’équipe technique du portail de Microsoft, MSN.
Au sein de l’équipe technique de MSN, nous, les exécutant.e.s – graphistes ou intégrateur.trice.s – nous composions des landings pages, pages promotionnelles (pour des jeux-vidéos, séries télé, films) ou la mise en forme personnalisée des chaînes du portail – comme l’habillage de la chaîne Femmes au moment de la FashionWeek ou la chaîne Sport pour Roland-Garros. Ces landing étaient visitées par des centaines de milliers de personnes en quelques jours.
Au début, mon rôle était l’intégration en code CSS dans l’outil interne appelé BedRock des maquettes dispatchées par les graphistes. Grâce à l’énorme turn-over dans l’équipe, j’étais rapidement amenée à produire mes propres maquettes graphiques tout en suivant les contraintes des marques, des specs des chef.fe.s des chaînes et de l’outil BedRock lui-même. J’étais donc l’unique exécutante dans l’équipe technique à faire du graphisme et de l’intégration.
C’était mon premier contact avec une équipe internationale qui produisait des campagnes pour de très grands comptes – un apprentissage technique autodidacte à grande vitesse qui m’a permis de comprendre la chaîne complète de création d’un support numérique. En un très court laps de temps , j’ai dû apprendre le langage CSS, me familiariser avec l’outil BedRock, et passer de l’utilisation de l’outil de PAO gratuit Gimp à Photoshop. J’apprenais avec des tutoriels chez moi, en dehors mes horaires de travail, car je me sentais largement dépassée par la connaissance de mes collègues.
Travailler chez Microsoft m’a également initiée aux normes de conduite tacites propres aux grandes entreprises numériques de l’époque.
C’était tout d’abord, une initiation au jargon professionnel, essentiellement composé d’anglicismes : “gamifié”, “tracking”, “landing page”, “interstitiel”, “deadline”, etc – mais aussi social-corporate : “asap”, “être charrette” – et tout une série d’expressions qui nous rapprochaient les un.e.s des autres et nous éloignait du monde, les “autres”.
Dans les immenses open-spaces de Microsoft régnait une atmosphère régie par des codes sociaux très spécifiques, qui mettait en valeur les privilèges de la “coolitude” ambiante : du baby-foot aux démarrages de journée très tardifs, du Coca gratuit en passant par les “goodies” promotionnels (comme le fouet et le chapeau Indiana Jones qui traînaient parmi l’équipe technique ou les billets de cinéma et DVDs gratuits), du bus “Microsoft” qui nous récupérait dans la sortie du métro et nous amenait au bureau pour nous épargner des 1,5km de marche.
Les équipes formées autours des chaînes (Femmes, Sports, Actualités, etc), plus les équipes techniques (dont la mienne) étaient essentiellement composées de prestataires soumis à un violent turn-over, bien que très bien payé.e.s pour notre jeune âge. La “coolitude” qui prévalait rendait plus supportable notre quotidien marqué par la crainte constante du chômage et du déclassement inhérent qui lui est associé.
Les chef.fe.s de chaîne étant les uniques “vrai.e.s” employé.e.s Microsoft, ils et elles possédaient toute une série de privilèges, en plus des distributeurs de Coca gratuits, qui allaient de l’accès à la salle de sports à des adresses emails plus gracieux que v-vasa@ (v de vendor).
Les rares personnes syndiquées étaient mal vues car pointées comme “celles qui veulent sauver leur poste” et donc, implicitement, comme dépourvues de compétences professionnelles. Même si – nous autres prestataires – nous étions témoins des collègues très compétent.e.s qui n’arrivaient pas à sauver les leurs, nous reproduisions notre charabia néo-darwiniste jour après jour – en craignant secrètement notre tour.
Surtout, managé.e.s par celles et ceux que nous considérions comme un noyau surqualifié de cols blancs, nous – les petites mains de l’équipe technique – nous apprenions rapidement à mimer une certaine arrogance, dépourvue d’empathie, que nous croyions hériter de ces managers, arrogance destinée notamment aux utilisateurs.trices finaux.les. “Mais QUI va lire ça ?” demandait-on – entre un “Spécial Saint-Valentin”, une promotion de “Borat” et deux parties de baby-foot.
MSN était un méga-portail thématique, un acteur infomédiaire majeur qui visait à attirer les utilisateurs.trices vers la publicité en utilisant des incitations sous forme de flux “d’information » balisés, idéalement gamifiées. Cette gamification était techniquement rendue possible par l’utilisation massive de la technologie Flash par nous, les graphistes. L’animation propre au Flash faisait que nos créations se rapprochaient beaucoup de l’univers du dessin animé et du jeu vidéo : skeuomorphiques et mouvementées. L’utilisation de Flash pour la confection d’un quiz, par exemple, rendait possible non seulement une interaction avec l’utilisateur.trice similaire à l’interface des menus des jeu vidéo mais permettait aussi le rechargement de la page à chaque nouvelle question du quiz – un chargement de page égal à une nouvelle publicité affichée dans le carré dédié à l’emplacement publicitaire, un chargement très bénéfique pour les équipes du marketing…In fine, même intégrée dans l’équipe technique comme exécutante, toutes ces subtilités ne m’échappaient pas et me préparaient à ma vie de web marketeuse post-GAFAM.
Dans le parcours d’une opération publicitaire – disons, par exemple, la création du Spécial Chanel pour la chaîne Femmes – je témoignais de l’interprétation, la sélection et organisation l’expérience de l’utilisateur.trice final.e impliquant plusieurs intervenant.e.s à différents niveaux.
Voici un parcours type d’une opération à cette époque :
Tout d’abord, les équipes éditoriales de la chaîne triaient le contenu associé à la campagne. Ce contenu venait soit des flux partenaires (AFP, Reuters, L’Équipe, etc) soit – plus rarement était produit sur place par l’équipe éditoriale de la chaîne pour des besoins spécifiques ou des accroches ponctuelles : par exemple, un spécial Roland Garros récupérait les flux de L’Équipe qui seraient groupés sous des accroches et sous-titres créés sur mesure. Cette sélection se faisait à travers l’analyse des données quantitatives récupérées par les “pixel trackings” présents dans toutes les pages du portail – un.e analyste de données était assigné.e à chaque chaîne sous la direction de son.sa manager.
En amont, l’équipe technique recevait des chaînes un très abondant matériel graphique suivi d’un brief généralement assez sommaire. D’ailleurs, ces briefs étaient volontairement succincts grâce à l’intervention implacable de notre très appréciée manager technique, Marie-Pierre, qui insistait sur ce point auprès des chaînes pour permettre à ses graphistes une plus grande marge créative. Ainsi, nous les graphistes, nous proposions les maquettes à partir d’un tri du matériel graphique fourni – tri subjectif cette fois-ci.
En général nous proposions une maquette unique censée représenter tout l’esprit de l’opération – la page d’accueil de la chaîne Femmes, par exemple, avec l’habillage de la Fashion Week. L’outil BedRock était tellement restrictif que c’était contre productif de créer des déclinaisons de cette maquette – toutes les fonctionnalités “habillables” étant déjà rassemblées dans cette page d’accueil. Cette maquette était statique et faite en Photoshop.
L’exception était la chaîne Divertissements : pour ces opérations là on proposait du full-flash la majorité des fois. Déjà, les contraintes techniques pour cette chaîne étaient minimales et le matériel graphique fourni par l’annonceur était considérable. Les opérations pour Divertissement portaient sur la promotion de films, séries et jeux-vidéos, là où tout bouge et tout flash.
A ce propos, fin 2008, les deux graphistes que nous étions, nous avons été convoquées à suivre une formation Silverlight, l’alternative Microsoft du Flash. Nous avons passé deux ennuyantes journées en train de nous appliquer à la compréhension de cette technologie – que nous étions pressées d’abandonner une fois la formation finie pour continuer à remplir gaiement le portail MSN de nos flashs mouvementés.
Une fois ces maquettes validées par les managers des chaînes, l’équipe technique recevait le “go” de notre manager et les intégrateur.trice.s intégraient ces maquettes en CSS et activaient le flux d’informations sélectionné dans BedRock. Le site était prêt à être relayé dans sa chaîne associée ou, selon l’importance de l’opération, dans la page d’accueil du portail MSN.
Ayant un profil hybride graphiste-intégratrice, je participais de la confection de la maquette, de l’intégration en CSS et l’activation technique du flux.
Ma réalisation la plus importante chez Microsoft fût la campagne pour l’anniversaire de Coco Chanel. En raison de son succès, elle a été vendue par la suite à plusieurs marchés comme MSN Pays-Bas, MSN Angleterre et le très bizarre MSN Chine (avec sa chaîne Militaire…). Cette réalisation a été produite en suivant un cahier de charges avec des contraintes assez importantes – notamment celles liées aux droits d’image de Coco Chanel fortement protégés. Par exemple, comme graphiste, il m’a été interdit de détourer les photos de Chanel ou d’utiliser des filtres de contraste. Et, malgré cela, j’ai disposé d’une grande liberté de création et de temps. D’ailleurs, chez MSN, nous – l’équipe technique – nous étions très rarement en rush et nous bénéficions presque toujours d’assez de temps, de liberté créative et de moyens pour réaliser notre travail. Et de reconnaissance.
En 2009 chez Microsoft, j’ai eu une formation interne en référencement animée par l’expert référenceur de MSN – un métier flambant neuf à l’époque. Ce référenceur a présenté aux intégrateur.trices les pratiques de BlackHat, largement utilisées à l’époque et qui consistaient, entre autres, à intégrer du contenu référençable caché dans le code, même si ce contenu n’avait pas de rapport avec le sujet du site. Par exemple, des mot-clés associés au porno en caractère blanc sur fond blanc pour des campagnes marketing – entre autres fourberies. En bref, dans ces années-là, les référenceurs.euses avaient saisi les moyens utilisés par Google pour interpréter le contenu des sites et les utilisaient en leur faveur, de façon non pertinente et sans que les utilisateurs.trices n’en aient conscience. Ceci m’a permis d’avoir un aperçu plus objectif du fonctionnement Google et comprendre par la suite les conséquences des grands bouleversements causés par les algorithmes Panda et Penguin, apparus en réaction à ces BlackHats quelques années plus tard – j’y reviendrai.
Dans les années entre 2008 – 2009, témoin de l’intérieur d’un GAFAM et soumise à la “précarisation luxueuse” des turnovers et belles fiches de paie, j’ai vécu la normalisation d’un discours avec des effets persuasifs lié au déterminisme technique. Dans un grand portail comme MSN, ce discours consolidait l’idée d’une expertise spéciale qui nous déconnectait nous – les concepteur.trices du portail, managers et exécutant.e.s (par mimétisme) – des utilisateur.trice.s finaux.les, vu.e.s par nous comme des récepteur.trice.s passif.ve.s et dépourvu.e.s de jugement et d’envies propres.
Nous, les exécutant.e.s, nous représentions désormais la petite armée d’un Internet vertical détenu par des corporations. Je reproduisais ce discours par nécessité d’intégration et d’assimilation professionnelle. Il était subtil mais il était partout, à chaque “landing”, “hub”, chaque “spécial” divertissements, l’espace se creusait, un éternel “user bashing”. Cette adhésion intérieure, cette acculturation à une conception déterministe est cruciale pour mes années professionnelles à venir. Cette idéologie qui tue, doucement mais sûrement, le concept d’internet participatif et horizontal de mon adolescence.