S’affranchir des dark-patterns

Être formatrice, directement en contact avec des jeunes gens m’a mis en face de deux réalités : 1) mon expérience était jugée riche mais 2) assise sur des valeurs d’une autre époque : une production misogyne pré-MeToo, des manipulations pré-loi Hamon (époque où même l’expression “dark pattern” n’avait pas encore vu le jour). Mon statut de formatrice professionnelle dissimulait ma précarité luxueuse : dans l’univers professionnel du numérique, régi par la méritocratie, nous étions censé.e.s avoir le choix.

Avec une production numérique en décalage avec les valeurs de quelques un.e.s de mes étudiant.e.s – et à vrai dire les miennes – je me sentais exposée (vu que me justifier ne me convenait pas) et je percevais que le passage de connaissance ne pouvait pas se faire sur ces bases. Tant que j’étais formatrice en code ou logiciels, la question ne se posait pas. Cependant, à mesure que je migrais vers l’UX-UI, les questions éthiques devenaient de plus en plus pesantes.

Le métier d’UX fait partie des nombreuses professions qui reposent sur une forte mobilisation de l’empathie : nous sommes les avocat.e.s des utilisateur.trice.s finaux.les. Me définir en tant que professionnel de l’UX, et plus spécifiquement en tant que formatrice UX, exigeait d’acter mes valeurs et engagements de façon transparente et de les intégrer de façon concrète à mon “plaidoyer”. 

Ce besoin de clarifier formellement mes valeurs – tout comme le besoin d’auto-formation pour compenser mon manque d’expérience pratique –  m’a amené à m’engager dans l’exploration de domaines plus étendus de l’UX en m’éloignant des processus qui engendrent des discours axés uniquement sur la performance et polluent cette méthodologie (et qui pullulent dans les syllabi) : Agile, Scrum, Lean, Kanban, etc. Mon objectif était – est – d’incorporer une réflexion dans le cadre de l’UX et de l’ergonomie qui soit étroitement liée au contexte social, à la culture, aux valeurs et aux croyances des utilisateur.trices. Dans le but de mettre en valeur leur perception d’eux-mêmes et d’éviter que l’autre (moi / le.a concepteur.trice / la corporation…) crée des récits à leur place.

En suivant ce cheminement, j’ai commencé à aborder la construction du persona en partant en priorité de ce qui lui est attribué par sa cartographie socio-culturelle. Mon approche se base sur la supposition suivante :

  • l’utilisateur.trice interagit avec le support à travers des formes – le design, les images, l’information, les couleurs, la structure, les schémas, etc, 
  • il.elle capte ces formes par la perception (visuelle, sensorielle, ses aptitudes cognitives),
  • sa perception n’est pas une tabula rasa, il.elle les associe à des représentations présentes dans son répertoire (ses croyances, ses valeurs, ses stéréotypes) afin de se situer : qui sont les autres et qui est-il.elle par rapport à eux, car son identité sociale en dépend. L’autre est à l’extérieur de lui et l’utilisateur.trice projette ses propres représentations sur l’autre.

L’UX designer.euse, étant passible d’être “l’autre”, sur-mobilise des processus d’empathie essentiellement pour éviter que lui-même ne projette ses propres représentations socio-culturelles sur l’utilisateur.trice à son tour. 

Dans ce parcours, j’ai mis l’accent sur l’identification de toutes les opportunités de déviation par des biais, pratiques abusives ou légèretés. 

Les dark patterns, par exemple, peuvent manipuler l’interaction entre l’utilisateur.trice et les formes et, par conséquent, créer de nouvelles représentations. L’absence d’empathie des concepteur.trice.s peut renvoyer des projections faussées sur l’utilisateur.trice, projections qui finissent par se cristalliser en récits nuisibles susceptibles de changer les représentations de l’utilisateur.trice sur lui-même. 

Réfléchir, s’affranchir, résister

En tant que UX, il me revient la responsabilité de ne pas produire des modèles de pensée – et donc d’agentivité – qui induisent des comportements ne répondant pas aux intérêts et besoins de l’utilisateur.trice. Voire qui suggèrent de nouveaux comportements : une culture de consumérisme excessif peut, par exemple, créer un environnement où il devient envisageable, voire normal ou encouragé, d’adopter l’identité de “consommateur.trice compulsif.ve”. 

Penser que la production numérique se limite à guider – voire contraindre – les actions des utilisateur.trice.s me semble, aujourd’hui, une approche à abandonner définitivement, et je me sens dans le rôle d’en acter la nécessité auprès de mes étudiant.e.s. 

Pendant plusieurs années, dans mon parcours professionnel, j’ai reproduit – à travers mon utilisation répandue de dark patterns, d’images stéréotypées, de cessation de la prise de risques, etc – des modèles de pensée teintés d’idées préconçues. Ces modèles reflétaient mes aprioris, liés à mon manque d’identification avec le persona, et ils  étaient une conséquence directe de mon adhésion, depuis les années 2000, au discours déterministe qui prédominait au sein des GAFAMs (entendu et reproduit dans les open spaces Microsoft, dans mon cas). Il y avait comme conséquence une dissociation – et un éloignement – entre l’expert.e et l’utilisateur.trice final.e. Puissant biais du contrôle néolibéral, ce discours reflète l’accaparement et le balisage systémique de l’information proposée à l’utilisateur.trice – information désormais indexée selon les choix algorithmiques des grandes plateformes du numérique. Ce contrôle de l’information par les GAFAMs génère, entre autres, une masse d’utilisateur.trice.s dont les besoins ou perspectives directes ont été éclipsés par les priorités et les intérêts spécifiques de ces grandes entreprises.

De plus, la précarisation des métiers du numérique – les turnovers, l’esprit méritocratique, l’insécurité du statut d’indépendant.e exclu.e du socle des droits du travail, la transformation du métier de concepteur.trice vers un modèle axé sur la vente et la vitesse (ou l’impulsivité) – a suscité chez moi ce besoin d’adhésion à des pratiques qui allaient contre mes valeurs par instinct de survie professionnelle, et a eu pour conséquence d’instaurer cette distance entre moi et les besoins de l’utilisateur.trice final.e. Dans mes productions numériques, peu à peu, je les ai privés  de leurs espaces de parole et je me suis octroyé le droit de parler à leur place. Puis reproduire pour eux le discours de ceux qui me payaient : par l’image, par la forme, les moyens que je maîtrisais le mieux.

L’évolution de mon parcours professionnel – du webmarketing à la formation  – m’a amenée aujourd’hui à enseigner aux apprenant.e.s que concevoir des contenus numériques en réponse à une “demande de marché” (expression en soi, pas neutre) demande une pause réflexive.

Tout d’abord, une réponse à une “demande de marché” n’implique pas forcément de contribuer à la stabilisation de représentations culturelles, surtout si ces représentations se basent sur des modèles stéréotypés. Et cela même lorsque certains choix stratégiques de communication semblent un raccourci sûr pour répondre rapidement et efficacement à ces objectifs commerciaux.  

Les “bons” et les “mauvais” modèles sociaux, je les juge selon mon point de vue basé sur mes valeurs. Et sur ce point – avoir un point de vue et pouvoir l’exprimer – je constate le privilège de mon statut professionnel actuel, une reconnaissance de mon expérience qui me rend moins vulnérable à la précarité, et qui me permet d’ancrer mes choix sur mes valeurs (qui ne sont pas neutres non plus, mais ce sont les miennes). 

Cette approche souligne ma responsabilité – en tant que conceptrice – de réfléchir aux implications éthiques de mes décisions afin d’éviter des simplifications abusives qui réduiraient l’outil à un objet communicationnel uniquement déterminé par des forces inexorables – par exemple, les lois du marché.

Assumer mes propres responsabilités dans un “script” complexe – dont l’utilisateur.trice final.e fait partie intégrante (et je l’écoute)  – et ancrer mes actes à mes valeurs, c’est par là que passe désormais ma résistance.


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