“Quand je suis arrivée ici, il n’y avait que de la brousse” – Expression brésilienne
Résumé : J’intègre la primo-communauté d’internautes, un entre-soi d’expert.e.s qui sont à la fois utilisateur.trice.s et créateur.trice.s de contenu et de code. L’expertise (et débrouillardise) technologique de cette communauté garantit une grande liberté – la création et le partage de contenu guidés par la créativité, les intérêts et objectifs communs.
À l’aube de l’internet, découverte
Mon parcours professionnel démarre en 1994, à l’aube de l’internet, dans une association brésilienne appelée SUCESU qui regroupait des entrepreneurs en télécommunication du secteur privé et public liés au déploiement des réseaux de communication dans ma région, Minas Gerais (Brésil). Mon père faisait partie du comité décisionnaire de cette association et j’ai eu, par la voie du népotisme, un poste de responsable PAO.
Ainsi, j’ai vécu l’arrivée de l’internet grand public et j’ai commencé à créer des sites pour les entreprises liées à cette association. En 1994, j’écrivais dans leur journal mensuel un présomptueux article de vulgarisation du code HTML aussi naïf que dans l’air des temps. Cet article finissait ainsi :
“Cela dit, vous pouvez conclure que n’importe quel enfant de quatre ans peut se lancer dans ce nouveau code, l’HTML. Et comme aurait dit Marx (l’humoriste) : « sortez et trouvez-moi vite un enfant de quatre ans !””
C’était le début de ma longue vie professionnelle dans le numérique, j’avais 16 ans.
Au commencement, Internet était communauté et plantage
Dans les années 90, mon utilisation de l’internet consistait ainsi en deux facettes, distinctes et concomitants : utilisatrice et créatrice de code et contenu.
Comme utilisatrice, j’étais une participante active des chats BBS et mIRC (surtout de la feu chaîne Brasnet). Mes compagnons dans ces chats étaient : un expatrié français employé d’IBM à Rio, d’un hacker d’Algarve, quelques étudiants fanzineurs de l’Université de Sao Paulo (avec qui je garde encore un léger contact). Autrement dit, mon “entourage” iRC était composé d’experts masculins en informatique ou d’utilisateurs très versés dans le domaine, issus des universités et d’entreprises de la tech, ayant déjà établi un réseau d’« entre-soi » et des usages numériques stabilisés, voire sophistiqués. Tout comme moi, au détail du genre près.
Mes sites préférés : la communauté queer de Soho et WestHollywood dans Geocities, le “fanzine” Cafard Electrique. Il s’agissait de pages personnelles mêlant bios, centres d’intérêt, portfolios et références du type bookmark, le tout sans aucune hiérarchie – chaque page faisant office d’une espèce de “proto private Google”, très utiles dans cet univers étrange et foisonnant qui était l’Internet des années 90.
Et, plus tard, les rubriques du journal Slate – qui me fascinait avec son design très épuré pour l’époque.
De ces années, je garde une sensation d’une grande liberté – inhérente à ce ressenti d’être devant une porte plus grande ouverte que mon quotidien d’adolescente brésilienne. Freaks, geeks et queers, comme danah boyd définissait sa propre expérience dans le web ces années là. Internet était pour moi un nouveau territoire transformateur et émancipateur.
“Nous sommes en train de créer un monde où, n’importe qui, n’importe où, peut exprimer ses croyances, aussi singulières qu’elles soient, sans peur d’être réduit au silence ou à la conformité” Déclaration d’indépendance du cyberspace, John P. Barrow, 1996, Editions Hache
Comme codeuse, je tâtonnais en HTML, langage que j’apprenais directement à partir du tutoriel du CERN
A cette époque, pour m’auto former, j’ai établi une routine de veille informationnelle assez soutenue, vu la vitesse des changements technologiques et les instabilités techniques. Ces évolutions, et une profusion de références – et toutes se valaient – demandaient une mise à jour attentive et méthodique. Pour y parvenir, j’ai développé une base de connaissances nourrie dans les forums professionnels (et presque tous l’étaient) pour essayer de créer une cartographie de repères techniques solide. Dans le cadre professionnel, cette utilisation très organisée du web différait beaucoup de mon utilisation privée, cette dernière étant plus proche du zapping-télé savant, en circuit-fermé et autour des sites affectifs.
Côté purement matériel, les plantages étaient la routine – du réseau, de l’ordinateur, des logiciels, la lenteur en plus… Mais pas rédhibitoires, les plantages étaient le « prix à payer », donc des frustrations que je suis prête à accepter pour être connectée – et que, je crois, j’aurais difficilement acceptées dans la vie réelle. Surtout, j’étais en mesure de les contourner, voire de les régler, affinée que j’étais à l’esprit de débrouillardise ambiante.
Sur ceux-ci, je démarre la production de mes premiers sites comme codeuse et créatrice de contenu.
Comme créatrice de contenu, pour ces premiers sites, liés notamment aux activités de SUCESU, je disposais des maigres textes extraits des plaquettes commerciales print de l’association. Cependant, je détenais le monopole de la connaissance du code et ceci créait une grande dépendance des managers envers moi. Je me permettais donc de reformuler ces textes, de les illustrer à ma guise, créer un parcours utilisateur à ma sauce et sélectionner les articles (et surtout les changer) du journal interne qui me semblaient plus intéressants ou adaptés à ma charte graphique.
La technique était la reine, savoir c’était pouvoir, le pouvoir était moi. Toute la communication numérique de cette association, du branding à sa présentation éditoriale, passait désormais par ce moi de 16 ans.
Ainsi, professionnellement, je disposais d’une liberté qui n’était pas si éloignée de celle dont je disposais comme utilisatrice, la première étant publique, la deuxième privée – les deux façonnées par cette maîtrise d’Internet. Comme « experte », je ne me limitais pas uniquement à la création de code ou contenu, mais je participais également à l’élaboration d’un nouveau contexte, représentations et des valeurs que je propageais dans mes sites corporate.
Une décennie de liberté et transformations techniques
Au début des années 90, mes créations étaient ainsi conçues sous le signe d’une grande liberté – centrée sur le partage, la découverte et l’innovation. Il s’agissait des créations horizontales, qui étaient vues et discutées au sein d’une même communauté : créées par nous, pour nous.
Les dix années qui ont suivi, entre la fin des années 90 et début 2000, j’ai travaillé ponctuellement comme indépendante sur la création de sites et comme formatrice en code HTML et du logiciel Photoshop. J’ai suivi un parcours professionnel distrait et alimentaire dans l’univers numérique fait d’interventions ponctuelles et légèrement mis de côté par ma formation en Beaux-Arts entre 1998 et 2003.
Selon ma perception de ma production numérique pendant ces dix premières années – entre 1994 et 2004 – il me semblait que j’évoluais uniquement selon les changements techniques du moment – d’abord BBS, ensuite IRC, des navigateurs (Mosaïc, Netscape, Internet Explorer…), des moteurs de recherche (d’Altavista à Google), des messageries électroniques comme Eudora, des logiciels de PAO (de Paint à Photoshop ou l’apparition de Flash). Je me confortais dans l’idée que mes créations – que ce soit en design, contenu ou code – étaient façonnées par les innovations technologiques et les outils à ma disposition, sans envisager que mes choix visuels, éditoriaux ou techniques interagissaient déjà avec mon statut particulier d’utilisatrice avisée. Par exemple, je savais où trouver l’information et je savais évaluer sa qualité, à une époque où cette information (surtout technique) était plutôt officieuse, collaborative et moins balisée par les algorithmes qu’aujourd’hui.
Même si mes valeurs professionnelles sont imprégnées dès le départ d’une adhésion intériorisée à l’idéologie déterministe – où une technologie “autonome” impose un nouveau modèle culturel – à partir des années 2000, j’ai commencé à ressentir les effets pervers de ce discours. Notamment, une dissociation entre le sujet et le concepteur.trice est devenue particulièrement évidente lorsque les besoins des utilisateur.trice.s étaient largement ignorés au profit des grandes entreprises telles que les GAFAMs. Nous, les concepteur.trice.s exécutant.e.s, nous avons participé alors à creuser cet écart entre le sujet et le concepteur.trice par la pratique, à travers l’utilisation de stratégies abusives, telles que les dark patterns.
Ce constat a mis en lumière les limites de mon adhésion à cette idéologie déterministe – idéologie dans laquelle j’étais d’ailleurs perdante à plusieurs niveaux, comme j’ai pu le constater par la suite.