Résumé : En 2011, je fonds 14 Bis. Mes débuts entrepreneuriaux sont marqués par des erreurs, des hésitations et par l’apprentissage. Travaillant dans un espace de coworking, j’observe le quotidien de professionnel.le.s chevronné.e.s du numérique. Un partenariat avec l’ex-directeur technique de mon ancien employeur renforce mon offre de services et je développe des stratégies pour concurrencer les prestataires offshore. Mon expertise s’étend à la gestion d’entreprise, l’expérience utilisateur, et les CMS comme WordPress et Prestashop. Je traverse, comme gérante, les grands bouleversements techniques entre 2011 et 2014.
En septembre 2011, je me trouve au chômage et je crée ma propre agence web appelée 14 Bis en référence et hommage à l’avion inventé par le pionnier de l’aviation, le brésilien Santos Dumont. J’ai transformé mon ancien employeur en client ce qui m’a permis d’avoir un matelas de sécurité financier et ainsi dégager du temps pour la prospection et gestion de projet.
N’ayant pas d’expérience dans l’entrepreneuriat, comme gérante j’ai pris de bonnes et de mauvaises décisions au démarrage de 14 Bis.
Les mauvaises décisions étaient notamment liées aux devis ratés – soit trop chers, soit pas assez -ou à une peur d’investir. J’ai pris quelques mois avant de m’équiper convenablement avec les ordinateurs et les logiciels qu’il me fallait et quelques autres mois avant de me décider à embaucher mon premier employé afin de soulager ma charge de travail dans les périodes de rush.
La meilleure décision a été de prendre un bureau dans un open-space dédié au numérique et, ainsi, de ne pas m’isoler à mes débuts. Cet open-space était fréquenté par des collègues indépendant.e.s ou de petites agences web (graphistes, SEO, journalistes, tous les métiers du numérique y étaient) et a été un important espace d’apprentissage pour moi. Non seulement parce que nous avions mutuellement tendance à faire appel à nos services, mais aussi parce que, dans cet espace, j’avais l’occasion d’observer la pratique commerciale des mes collègues, la plupart étant plus chevronné.e.s que moi.
Une deuxième bonne décision a été de me lier professionnellement, comme une sorte d’associé informel, à l’ancien directeur technique de mon ex-employeur, Nicolas, lui aussi nouveau chômeur. Ensemble, nous avons créé une offre de service numérique adaptée, à moi la prospection et communication front, à lui la partie backend.
Concrètement, malgré quelques devis ratés de débutante, j’apportais le gros des client.e.s grâce à des plateformes de mise en relation de prestataires-client.e.s comme Codeur ou Malt.
J’ai rapidement appris que mes devis sur ces plateformes étaient en concurrence avec ceux des prestataires offshore, venu.e.s notamment de l’Afrique francophone, ce qui avait comme conséquence de “casser les prix”. Ma stratégie pour contrer cette concurrence était d’adopter – ironie de l’histoire – un discours d’agence web “made in France”. Ceci passait par éviter les contacts par téléphone pour que mon accent brésilien ne soit pas repéré, mais aussi par créer une vague équipe composée d’indépendant.e.s consentant.e.s à qui je pourrais faire appel, et surtout présenter sous ma bannière. Je me fis aussi forte d’adopter un discours commercial qui renforçait auprès du/de la client l’amalgame entre le.a prestataire offshore et le service de mauvaise qualité. Pendant que, discrètement, je faisais appel ponctuellement à ces prestataires – par leur sérieux, leur ponctualité sans faille et leur prix…
J’ai également appris à détecter des grands comptes dans ces plateformes – familiarisée peut-être avec les subtils codes de communication de ces entreprises. Ainsi, grâce à Codeur, j’ai pu signer avec un grand grossiste de maroquinerie, un journal régional, un leader des panneaux solaires, les pionniers de la vente de cigarettes électroniques en France, un député européen du PCF, plusieurs régies et plateformes d’affiliation pour la confection de supports webmarketing pour de grands comptes.
Une fois le bon de commande signé, je créais une équipe composée de prestataires – avec toujours mon collègue et associé informel, Nicolas, à la tête du développement backend. Notre rapport de confiance et affinité professionnelle étant solide, Nicolas pouvait être amené à contacter directement mes client.e.s et gérer des aspects techniques du projet – contrairement à mes autres prestataires pour qui ce contact n’était pas autorisé.
J’ai transformé mon ancien employeur, en client. Nous avions négocié, avant son départ de France, un tarif journalier qui serait l’équivalent de mon ancien salaire, les charges sociales en plus.
En amont, j’avais recruté un employé en CDI, Aymeric, qui était responsable des relations avec les équipes londoniennes de mon ancien employeur. Il confectionnait toute la partie graphique et intégration en HTML de leurs supports web marketing. Les commandes pour ces supports étaient traitées directement avec lui, sous ma supervision ponctuelle mais sans nécessiter mon intermédiation constante. Avec l’aval et la confiance de mon ancien employeur, j’établissais un canal de communication direct entre leurs jeunes employé.e.s francophones qui avaient rejoint Londres après la fermeture de sa filiale en France et Aymeric. Cette communication sans notre médiation à nous, les chef.fe.s, bénéficiait à tou.te.s – je continuais à leur fournir mon expertise par le biais de la formation d’Aymeric, tandis qu’eux me permettaient de dégager du temps pour m’occuper d’autres aspects de mon entreprise.
Comme préalablement convenu, entre 2012 et 2014, je formais une dizaine d’employés de mon ancienne boîte. L’objectif était de faire un transfert de connaissance pour annuler la dépendance qu’ils avaient envers 14 Bis. Cet accord a été bénéfique pour moi car il m’a permis de démarrer et consolider mon entreprise tout en ayant un matelas de sécurité financière. Ainsi, notre accord a pris fin en 2014, l’année du le troisième anniversaire de 14 Bis.
Dans les années qui ont suivi, j’ai gagné en expertise sur la gestion de l’entreprise, j’ai effectué un deuxième recrutement et j’ai travaillé avec de nombreux.ses prestataires.
En ayant travaillé uniquement dans des entreprises dotées de leurs propres interfaces d’administration de contenu – comme, par exemple, MSN et son outil BedRock – j’étais très peu familiarisée avec les CMS. j’ai rapidement réalisé que, pour pouvoir proposer une solution viable et à la clé, je devrais m’y mettre. Me spécialiser dans l’utilisation de CMS – et mon choix s’est rapidement porté sur WordPress et Prestashop – me confère une nouvelle autonomie, du temps pour me dédier à l’apprentissage des nouveaux sujets et proposer des services plus complets. De plus, la maîtrise des CMS était largement justifiée par les facteurs suivants :
- Avec un CMS comme WordPress, je pouvais m’affranchir du.de la développeur.euse backend pour la partie technique, vu que le CMS présentait déjà un code prêt-à-porter. Et ainsi, économiser sur le budget prestataire. Une fois le CMS installé, la plus-value de 14 Bis était de proposer des sites sur mesure. Et pour le faire, nous avions besoin de connaissances plus liées à l’intégration front-end et ergonomie – sujet que je maîtrise parfaitement – que celles liées au développement backend – sujet que je connaissais suffisamment pour savoir déléguer mais sans pour autant le maîtriser dans les détails.
- Avec les CMS, chaque fois qu’un.e collaborateur.trice chez 14 Bis (ou moi même) créait un contenu dans l’interface d’administration, nous le considérions ce contenu comme étant un template passible d’être modifié par le.a client.e : cela signifiait que les images ajoutées pouvaient potentiellement être plus grandes, les titres comporter des retours à la ligne, et que les paragraphes pouvaient être plus longs que ceux qui initialement prévus dans la maquette. Notre travail consistait à garantir que ces modifications du contenu apportées par le.a client.e ne nuisent pas à l’affichage final, vu que la mise en forme était de notre ressort. Les CMS facilitaient cette dissociation entre le contenu et la mise en forme en offrant une interface d’administration relativement simplifiée pour l’ajout et la modification du contenu par les client.e.s., tout en nous donnant la possibilité de personnaliser ses fonctionnalités grâce à un code très facile. D’ailleurs, la plupart des fois nous “dégradions” les fonctionnalités des CMS pour faciliter encore plus l’entrée de contenu.
- Je pouvais me concentrer sur l’ergonomie : plutôt que de me demander « comment développer cette fonctionnalité », je me concentrais sur « quelle fonctionnalité ajouter et où ». De plus, je me concentrais également sur le « pourquoi », car la prise en compte des besoins de l’utilisateu.trice.r final.e commençait à émerger doucement depuis quelque temps.
Sur ce dernier point :
A partir de 2013, le terme « UX design » a commencé à se populariser – peut-être non sans rapport avec la réédition du livre “The Design of Everyday Things” de Donald Norman, survenue cette année-là. De plus en plus de client.e.s de mon agence commencent à se rendre compte de l’importance de l’expérience utilisateur pour la réussite de leurs projets; sans pour autant disposer des techniques normatives pour analyser le profil-type de leurs utilisateur.trice.s là ou comprendre leurs besoins – ces questionnements se limitant souvent à la consultation de données statistiques froides et quantitatives.
Tout d’abord, le terme UX a fait son entrée dans mon agence web à travers mes client.e.s lié.e.s au webmarketing, sûrement en raison de la particularité de cet univers – notamment de ceux et celles qui géraient les sites de vente en ligne. Ces client.e.s commandaient des supports pour des campagnes marketing de très courte durée (bannières, newsletters, landings). Une newsletter partait à une base composée de plusieurs centaines de milliers d’emails d’utilisateur.trice.s, et ces bases s’usaient au fil du temps avec les désinscriptions, les spams…Cela pour dire qu’on n’avait pas droit à l’erreur, d’où l’importance de bien connaître – et pouvoir prévoir – sa cible et ses besoins.
Surtout, pour l’époque, ces client.e.s webmarketeur.euse.s professionnel.le.s disposaient d’outils très performants d’analyse de clics, de désinscriptions, de trackings puissants. Cela nous permettait d’adapter le contenu d’une campagne à l’autre selon les stats, rapidement et de façon plus ou moins efficace selon la réussite ou l’échec d’un envoi de newsletter, par exemple.
Venant de l’univers du webmarketing, je maîtrisais l’ergonomie, j’avais une bonne expérience avec l’analyse de données et j’avais été impliquée dans toute une série de démarches qui partageaient des similitudes avec les processus de l’UX, comme les test-utilisateurs. Même si ces approches n’étaient pas encore entièrement normalisées ou officiellement regroupées sous cette méthodologie, on faisait déjà une partie de la méthodologie UX sans le nommer.
Suite à un fort entraînement à la vitesse cognitive et technique (encore le webmarketing), j’étais dans la rationalisation du design : mes supports étaient du prêt-à-penser. Les éléments visuels étaient soigneusement disposés pour être rapidement repérés et cliqués, et j’utilisais des artifices qui reflétaient cette économie du discours visuel propre à la production à la chaîne des campagnes webmarketing. Sans encore savoir les nommer, je mettais instinctivement en place des principes ergonomiques très balisés qui auraient pu être issus du protocole ergonomique des années 90 de Scapin et Bastien – retour utilisateur, guidage, faible charge de travail. Je n’osais plus prendre de risques – les dernières traces de prise de risque se dissipant avec l’industrialisation croissante de ma production au fil des dernières années.
Si le design était mon terrain, je n’étais pas à l’apogée de mon essor en matière de production éditoriale – l’écriture en français m’effrayait, surtout avant l’apparition providentielle des correcteurs orthographiques. Donc, soit j’externalisais presque toute demande dans ce sens, soit je les recevais toutes prêtes des client.e.s : l’écriture des accroches, des call-to-actions, des slogans. Cela ne m’empêchait pas d’être une créatrice de récits à travers le design : pour moi, l’image, la forme et le graphisme, l’ergonomie (emplacement, interaction) sont des contenus tout aussi communicants que les rédactionnels.
Dans le domaine du webmarketing, j’utilisais souvent le design pour invisibiliser d’autres récits, en les occultant ou en minimisant leur présence et leur impact à travers l’utilisation de la couleur, de la forme, etc. Un exemple typique illustrant comment je dissimulais l’intention du support sous de belles couches de design est la gamification des longs formulaires.
C’est avec ce bagage que j’ai vécu en tant qu’entrepreneuse – et chef.e de projet, intégratrice, graphiste, étant sur plusieurs fronts chez 14 Bis – les grands bouleversements qui se sont passés dans le monde numérique dans les années 2011 et 2014.