A quoi s’attendre ici

Je suis une sorte de vieille geek, un dinosaure qui a démarré dans le numérique en 94, à mes 16 ans et par la force des choses. Mais passionnément. Même si le mot “geek”, dans le sens culturel du terme, n’a jamais été mon identité sociale. 

Un point sur ma geekitude : je ne suis pas dans le bain, c’est un univers qui m’échappe partiellement par manque d’intérêt et d’habileté. Je ne sais pas tenir des manettes des jeux-vidéos (je les tiens comme un bébé dyspraxique). J’ai vaguement songé acheter une console en 2008 pour finalement utiliser celle d’un ami avec l’unique objectif d’essayer de tourner des cailloux dans le scénario pour voir si le.a.s dévs avaient prévu les bas de ces cailloux – et d’autres mauvaise-foi du genre. Et pourtant, nous avions tou.te.s les mêmes univers graphiques – les jeux vidéos et nos webs – dans le début des années 2000. 

Je n’ai jamais posté dans un forum de codeurs.euses dans ma vie – même si j’ai largement et unilatéralement profité des codes Stackoverflow (ou d’Usenet, pour la nostalgie), si on veut continuer dans les stéréotypes. Je ne sais même pas coder, même si je maîtrise l’intégration web avec brio – un rapport probable avec mon amour pour les puzzles. 

Je suis une vieille geek passionnée du numérique qui a suivi pendant plusieurs années une voie un peu distraite de la geekitude, celle qui désormais passe loin de l’algorithme, des débats chaleureux “entre nous”, et qui relâche les veilles technologiques poussées au-delà des feeds LinkedIn. Et, même si j’ai gardé les mains dans la pâte tout ce temps (intégration, création visuelle très marketeuse, tous les CMS possibles et imaginables..) je l’ai fait sans aucune réflexion au-delà de mon nez – et celà jusqu’en 2014, une année professionnelle particulière.

Je n’arrête pas de me dire, depuis, que j’ai été fortement guidée par une forme de déterminisme technologique une longue partie de ma carrière. Je veux dire par là que je faisais du web parce que web il y avait – même si je peux reconnaître le privilège de “faire” et pas seulement “naviguer” dans ces années lointaines  – les conséquences venaient par la suite à travers de nos productions (peu vertueuses, par beaucoup de moments). Je faisais des maquettes parce que j’adorais ça et l’intégration parce HTML et CSS il y avait et j’adorais ça aussi. Avant 2014, aucune réflexion sur le pourquoi du comment, aucune réflexion surtout morale au-delà du : “parce que ça marche”.  

Je peux me pardonner en me disant qu’au tout début de l’Internet (de mon Internet), nous n’avions pas assez de recul pour faire autrement. Je me rappelle de mon émerveillement devant les gifs des chatons qui croisaient l’écran ou la boîte aux lettres très Texas, icône de l’envoi d’emails dans les années 90. J’imagine que nous étions tout.e.s emmerveillé.e.s, on apprenait, on essayait de pousser les limites du beau et du clignotant. Et ensuite, passées ces années d’insouciance, je peux me pardonner car je ne me distingue pas, à cette époque, des quelques concepteur.trice.s du numérique précarisé.e.s qui ont appris à adhérer à un discours déterministe néolibéral par instinct de survie professionnelle – un discours à multiples facettes et conséquences. 

Maintenant, visiblement dans au le seuil d’une nouvelle ère – à mon avis démarrée discrètement en 2018 avec le modèle de traitement du langage naturel (NLP) BERT et en grand fracas en 2022 avec chatGPT – je m’attarde sur le mot “recul”. Du recul sur mes dernières décennies professionnelles, je crois finalement en avoir. 

Je peux dire que, en pour ce qui me concerne, toutes ces décennies ont été parcourues, imprégnées par d’injonctions : 

  • D’abord l’injonction technologique : je fais du code parce que le code il y a et je fais vite parce qu’on le doit; 
  • Suivie par l’injonction de l’innovation : l’apprentissage collectif des outils à prendre en compte, des innovations techniques qui ponctuent le métier et à l’arrivée des nouveaux acteurs (je pense aux GAFAMs au début des années 2000, aux smartphones en 2007, aux bouleversements techniques des années 2011 entre autres). 
  • Et, finalement, par une réflexion plus poussée sur l’utilisateur.trice final.e et sur mes rapports éthiques avec cette personne : je pense à l’arrivée de l’UX Design, ma prise de distance avec l’univers du web marketing et mon attirance par l’accessibilité numérique. Pour ce qui concerne la deuxième injonction – qui est l’utilisateur.trice final.e – quelles sont mes responsabilités envers cette personne ? – elle a démarré, pour moi, en 2014 et a été actée par la loi Hamon, qui moralisait mes pratiques marketeuses. 

Ainsi, la conception éthique – dans mon cas, centrée sur les besoins de l’utilisateur.trice final.e – n’est pas initialement un choix délibéré, mais plutôt une injonction. Cependant, elle est devenue peu à peu le fondement de ma pratique professionnelle, probablement grâce à une meilleure gestion de ma carrière, ce moment libérateur où l’on peut commencer à dire “non”. 

C’est justement cette “injonction” – le besoin de sens, d’affiner ma production à mes valeurs – que je souhaite approfondir ici. Bien que je l’aie mise en pratique dans ma carrière à partir de 2014, je ne l’ai jamais formulée de manière théorique auparavant.

Cette injonction est aussi une conséquence d’une meilleure appréhension de la  subtilité des choix, compromis, tris, régulations et négociations qui sous-tendent la conception numérique et impliquent ses multiples acteur.trice.s – dont l’utilisateur.trice final.e. Ce constat remet en question le caractère “inéluctable”, autoritaire et unilatéral du déterminisme technologique, mettant en lumière que l’outil est le résultat – et le commencement – d’un dialogue et qu’il ne constitue ni une fin en soi ni un objet qui modèle le sujet selon un programme précis.

Cette prise de conscience crée un nouveau besoin chez moi : celui d’analyser mon parcours professionnel, ce qu’il y a entre ce “je fais parce que ça marche” jusqu’au “ça marche pourquoi, pour faire quoi et pour qui”. 

Je vois mon parcours parsemé de ces grands rebonds (ces injonctions ?) mais je le vois aussi comme étant très représentatif de ma génération et de notre chemin vers l’éthique et la responsabilité numérique. Je crois aussi que ce parcours répond aux besoins de la nouvelle génération, visiblement bien meilleure que nous, qui exige que nous la respections et que nous fassions confiance en son intelligence et en son discernement. Pouvoir ainsi analyser mes réflexions professionnelles des dernières décennies me permet d’expliciter le sens de ma carrière, me conforte et me donne confiance et admiration pour tous ces jeunes qui nous suivent et qui nous devancent.  

Ces jeunes gens
Ces jeunes gens, quelque part en 2018

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *